Art et beauté dans l'esthétique médiévale by Umberto Eco

Auteur:Umberto Eco [Eco, Umberto]
La langue: fra
Format: epub
Tags: 2015-10-11T17:07:18.313000-03:00
Éditeur: Grasset
Publié: 1997-04-22T22:00:00+00:00

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SAINT THOMAS ET L'ESTHÉTIQUE DE L'ORGANISME

8.1 FORME ET SUBSTANCE

Si, à propos de saint Thomas, nous parlons d'esthétique de l'organisme et non pas d'esthétique de la forme, c'est pour une raison précise. Lorsque Albert le Grand nous entretient de la resplendentia formae substantialis super partes materiae proportionatas, il fait évidemment allusion à la forme aristotélicienne qui met en acte les potentialités de la matière et s'organise avec elle en synolon, c'est-à-dire en substance. Et il conçoit la beauté comme l'irradiation de cette idée organisatrice à travers la matière réduite à l'unité. Chez saint Thomas, en revanche, la manière dont peuvent être interprétés, en relation à l'ensemble du système, les concepts de claritas, integritas et proportio amène à conclure que, lorsqu'il parle de forma à propos du pulchrum, il a présente à l'esprit non pas tant la forme substantielle, mais bien plutôt la substance dans son entier, l'organisme en tant que synthèse concrète de matière et de forme.

Le recours au terme forma pour désigner la substance n'est pas rare chez Thomas d'Aquin. La forma peut être interprétée dans un sens superficiel comme morphé, et on a alors la figura, une qualité de la quatrième espèce, la délimitation quantitative d'un corps, sa conformation tridimensionnelle (Somme théologique I-II, 110, 3 ad 3). Forma, c'est alors la forme substantielle qui toutefois, prenons-y garde, n'acquiert l'existence qu'en s'incorporant à une matière et en se dégageant ainsi de sa nature abstraite d'essence. Et enfin forma est, dans divers passages, l'essentia, c'est-à-dire la substance considérée comme passible de compréhension et de définition.

Pareille façon de penser les choses en termes de concrétisation substantielle est caractéristique de la métaphysique de saint Thomas. Le fait de voir avant tout dans les choses la forme substantielle correspond à une position correctement aristotélicienne, mais il se ressent tout de même aussi d'habitudes mentales de tour platonicien, tendant à identifier dans le sensible (quand ce n'est pas en opposition au sensible) l'idée. En ce cas, le mouvement dialectique entre idée et réalité se présente comme un mouvement entre la chose et son essence : en regard de l'id quod est, de l'ens, de ce qui existe, se profile le quo est, sa raison essentielle. Il s'agit là déjà d'une attitude nettement plus critique que celle du symboliste qui, en présence de la chose, voit avant tout (ou voit uniquement) sa signification mystique. Pourtant, même dans une ontologie des essences, demeure toujours présente, fût-ce d'une manière souterraine, cette tentation idéaliste, en même temps que la conviction que, pour une chose, le fait qu'elle soit définissable importe davantage que le fait qu'elle existe concrètement. Or la particularité de l'ontologie thomiste par rapport aux positions antérieures réside justement en ceci : elle se présente comme une ontologie existentielle, pour laquelle ce qui compte avant tout c'est l'ipsum esse, la manifestation concrète d'existence. A l'association entre forme et matière se superpose de façon constitutive et déterminante l'association entre essence et existence. Le quo est ne rend pas compte de l'ens : la forme plus la matière ne sont encore rien.

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